Dieu, première victime

Nous
avons donc ce pouvoir effrayant de juger Dieu, de le condamner, et de le faire mourir. Et nous avons renversé tous les termes de cette vérité pourtant si évidente, et nous nous sommes demandés si Dieu n’allait pas nous condamner, nous rejeter, comme si ces mots avaient là aussi un sens !

Dieu est un Dieu de faiblesse, un Dieu que chacun de nous peut tuer ; rien n’est plus facile car il ne peut pas se défendre. Il peut donner la vie. Il ne peut pas inventer la mort. Il peut mourir, il ne peut pas faire périr.

Dieu victime, et il n’y peut rien.

Il ne suffit pas de dire que Dieu est le compatissant d’où nous tirons tous nos sentiments de miséricorde et de fraternité. Il faut dire encore qu’il est victime.

 Le mal a un visage effrayant, le mal gratuit surtout, le mal qui vient de l’homme et qui pourrait ne pas être : visage effrayant dans la torture des innocents, dans le massacre des êtres désarmés, dans tous ces phénomènes de la brutalité qui déconcertaient Yvan Karamazov, un des héros de Dostoïevski, et Albert Camus dans La Peste, Albert Camus qui n’a cessé de se poser avec tant d’angoisse le problème du mal.

Où est Dieu dans tout cela ?

Justement, dans tout cela, il est victime. Et s’il ne l’était pas, il n’y aurait pas de mal. S’il n’y avait pas un bonheur absolu et indéfini, dégradé, menacé, défiguré, saccagé par toutes les entreprises de barbarie, il n’y aurait pas de mal. Si nous n’étions que des punaises, le problème du mal perdrait toute signification parce que disparaître serait un bienfait pour nous et pour tout le monde.

Il ne faut jamais oublier qu’il est impossible d’opposer le Dieu de la conscience au spectacle du mal parce que ce Dieu intérieur – il n’y en a pas d’autre – ce Dieu qui est tout amour, ce Dieu qui est l’espace où notre liberté respire, ce Dieu qui est le seul chemin vers nous-même, ce Dieu silencieux, ce Dieu qui est dans une éternelle attente, ce Dieu qui ne s’impose jamais, ce Dieu qui meurt d’amour pour ceux qui refusent éternellement de l’aimer, ce Dieu-là est frappé par tous les coups qui atteignent la créature humaine, animale, voire végétale, par tous les coups qui dégradent l’univers, et il n’y peut rien…

Il n’y peut rien, que d’être frappé, que de mourir, parce que son action, c’est son amour, parce que son être tout entier n’est que son amour et que l’amour est sans effet si ne surgit la réponse d’amour qui ferme le circuit d’où jaillit la lumière.

Il est livré entre nos mains.

Jésus, dans le drame même de sa vie, à travers un visage humain, dans une histoire d’homme, Jésus nous apprend que la vérité peut être vaincue, que l’amour peut être crucifié et que le vrai Dieu, qui est précisément cet amour crucifié, est tout entier remis entre nos mains. Chacun de nous peut le tuer. Chacun de nous peut le reconduire au jardin de l’agonie.

Mais chacun de nous aussi, heureusement, comme saint François l’a compris d’une manière unique, chacun de nous peut le détacher de la croix et faire de lui, en lui-même, un Dieu vivant et ressuscité.

Il s’agit de le sauver.

A ce point, le problème se retourne. Dieu est victime, avant que nous soyons victimes. Si Dieu n’était pas victime, aussi bien, si la valeur infinie n’était pas engagée, nos drames ne dépasseraient pas ceux d’une fourmilière. Si nous n’étions qu’un produit du hasard, cela n’aurait aucune espèce d’importance. D’abord, il n’y aurait ni bien, ni mal. S’il n’y avait pas, en effet, une possibilité de bien, il n’y aurait pas de présence du mal. La présence du mal suppose que l’harmonie est possible, que l’amour est possible et qu’il devrait être accompli.

Il faut donc inverser le sens de la Rédemption. Il ne s’agit pas de nous sauver, mais de sauver Dieu – aujourd’hui – de le sauver dans le monde et en nous. Autrement, qu’est-ce que cela pourrait nous faire ?

Finalement, rien ne peut nous mouvoir que la générosité. J’entends nous mouvoir humainement. C’est à moi à pourvoir à la vie de Dieu et c’est cela qui est pathétique. Si nous sommes engagés dans une tragédie, nous constituons nous-même, à chaque instant, un risque ou une chance pour Dieu.

Car Dieu peut échouer.

Dieu annule en quelque sorte notre dépendance qui fait que nous n’existons que par lui. Il annule cette dépendance, il nous porte au niveau de son cœur, et il veut entretenir avec nous uniquement ce rapport d’Esprit à esprit que Jésus veut susciter dans le cœur de la samaritaine.

C’est alors justement qu’il peut échouer. Effectivement, il a échoué puisque « Jésus est en agonie depuis le commencement du monde « , et jusqu’à la fin, comme dit Pascal. Au fond justement, la tragédie du mal dans la perspective chrétienne, c’est la tragédie de Dieu qui est victime, du commencement de l’histoire jusqu’à la fin et qui le sera toujours dans la mesure où une seule créature refusera l’amour qui est le sens même de l’existence. Il n’y a pas de doute que la croix est une dimension nouvelle sur ce fond de Trinité qui lui donne toute sa signification, puisque la croix veut dire que c’est Dieu qui meurt pour ceux qui refusent obstinément de l’aimer pour, justement, ne pas violer leur liberté, pour que cette liberté se donne du fond de sa spontanéité sans être jamais contrainte.

Je pense que Camus, s’il avait pu suivre cette expérience, s’il avait pu identifier le mal qui faisait si gravement problème pour lui, s’il avait pu l’identifier avec ce piétinement de Dieu, le piétinement du bien absolu dans la création et dans l’homme en particulier, il aurait accepté je pense, d’y voir en effet la réponse, la seule réponse possible : c’est Dieu qui est victime, c’est Dieu qui meurt, c’est Dieu qu’il faut sauver.

C’est vrai finalement. Si on sauve cette création intérieure en soi et dans les autres, autant qu’il est possible de le faire, tout est sauvé. Si un être arrive à être le porteur de ce soleil de vérité et d’amour qui est caché en lui, et s’il en laisse se diffuser le rayonnement, il a accompli tout ce que l’Esprit est appelé à accomplir. Le mal est la rançon de la liberté. Le mal n’existe que parce que nous avons à nous créer avec Dieu, parce que l’univers est une histoire à deux, une histoire d’amour, une histoire nuptiale, et que Dieu lui-même s’est remis entre nos mains. On le sent bien quand on blesse une âme, on sent bien qu’on éteigne l’Esprit, comme dit saint Paul aux Thessaloniciens. Or, éteindre l’Esprit, c’est justement cela, c’est éteindre Dieu, c’est le faire mourir au cœur de l’homme. Le mal ne peut donc pas être une objection, s’il est saisi dans ses racines, à l’affirmation de Dieu – j’entends du seul Dieu que nous puissions expérimenter, qui est le Dieu intérieur à nous-même. Le mal ne peut pas être une objection puisque au contraire, il nous montre ce Dieu écartelé et crucifié à la face de l’univers.

Quand Graham Greene écrit à la fin de La Puissance et la Gloire : ‘Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même ’, il dit dans les mots les plus humbles ce qu’il convient en effet de dire.

Voila que nous saisissons l’immense grandeur de l’homme, l’immense grandeur de l’homme qui est appelé à être un homme créateur dans la liberté qu’est la libération de soi-même et qui est envoyé pour être, comme dit Jésus « la lumière du monde « . Si donc on veut donner au problème du mal toutes ses dimensions, il faut donner à l’homme toutes les siennes, et à Dieu, toutes les siennes aussi, qui sont celles de l’amour et qui ont pour mesure la croix de Jésus.